Apprentie-Sorcière 2.0

« Identification terminée. Bon retour à la maison, [JOCELINE MARTIN].

— Qu’est-ce que c’est que cette chose, miss Lovebrook… Ou devrais-je dire miss Martin ? »

Je retiens de justesse un juron.

« C’est… Mon chat, maîtresse Havelock. Toutes les sorcières ont un chat noir, n’est-ce pas ?

— Bien entendu. Un chat noir vivant, pas un ersatz technologique, miss Martin.

— S’il vous plaît, appelez-moi Maddy. Je vous assure que Charbon est en tout point semblable à un chat normal. Il se lave devant la fenêtre, il annonce la pluie, il terrifie les passants qui passent sous mon balcon, il se frotte aux jambes…

— Pour débloquer cette fonctionnalité, merci de rentrer un numéro de carte bancaire, annonce la voix métallique du chat. Votre compte sera débité à chaque utilisation. »

La vieille sorcière se tourne vers moi, les sourcils froncés et la bouche pincée. Ça part mal. Je n’aurais peut-être pas dû acheter ce foutu félinoïde la veille de mon examen de sorcière attitrée – ou alors j’aurais dû demander à une pote de m’aider à le configurer. Trop tard. J’ai paniqué hier soir, quand j’ai appris que ce serait maîtresse Havelock mon examinatrice : elle est réputée pour sa sévérité. De toutes les apprenties qui sont passées sous son jugement, aucune n’est repartie avec son diplôme. Je dois à tout prix faire bonne impression,

Il faut dire qu’elle en jette, avec son visage taillé à la serpe, son nez crochu sur lequel repose une paire de lunette en demi-lune et ses cheveux un peu fou malgré le chignon serré dressé sur son crâne. Le portrait type de la parfaite sorcière. Si je parviens à l’impressionner, ce serait un départ du tonnerre dans ma carrière de sorcellerie ! Plus qu’à me retrousser les manches – figurativement. Avec cette chaleur étouffante, je suis en débardeur et mini-short. Je me demande comment elle fait, elle, pour supporter sa robe en bonne grosse laine.

« Bien, et si nous commencions ? » déclare-t-elle avec un petit calepin à la main. Je constate avec angoisse qu’elle a déjà pris des notes. Beaucoup de notes. Commencer mon œil. « Montrez-moi votre atelier.

— Bien sûr. Suivez-moi. »

Je lui fais rapidement traverser mon appartement, en remerciant abondamment mon moi du passé qui a pensé à empiler tout mon bordel dans ma chambre et à fermer la porte à clé. Le salon est plus dégagé que jamais, le cagibi qui me sert de bureau est parfaitement ordonné, quant à mon atelier…

« Une buanderie ? s’étonne maîtresse Havelock en entrant dans la pièce.

— Parfaitement ! » je lui réponds avec fierté.

Dégotter un appart’ de plusieurs pièces à Titanopolis est déjà un exploit en soi : le Titanien moyen vit dans un studio de 12m² avec douche dans la cuisine. C’est un sacré miracle que j’ai réussi à trouver celui-ci. Normalement, je ne devrais pas avoir les moyens de me le payer ; mais en bonne apprentie-sorcière, j’ai bien sûr des moyens à ma disposition pour convaincre les propriétaires de me le céder gratuitement.

J’ai juste à leur faire la vaisselle de temps en temps. Et le ménage. Et garder leurs gamins quand ils partent dans un autre district. Et j’ai exorcisé l’âme du précédent locataire, qui s’est pendu il y a trois ans dans cette même buanderie où nous nous trouvons à présent. Trois fois rien.

« Au moins, il y fait sombre, » se contente de remarquer maîtresse Havelock d’un ton désapprobateur en fronçant le nez – la faute à l’odeur d’humidité qui imprègne les lieux. On ne peut pas tout avoir.

Elle examine d’un coup d’œil rapide mon équipement : alambiques tordus, tubes à essai remplis de liquides colorés et pétillants, bocaux nauséabonds… le tout éclairé à la chandelle. J’ai eu un mal de chien à me procurer de vraies bougies. De nos jours, il n’y a plus que des petites merdouilles électriques. Pour créer la bonne ambiance avec ces craignosseries, on repassera.

« Dites-moi, miss… Lovebrook, reprend-elle, êtes-vous apprentie-sorcière ou apprentie-chimiste ? Où sont vos plantes et vos champignons ?

— Sur le balcon, maîtresse Havelock, » je réponds, un peu vexée – et très angoissée – par sa réaction critique.

Sans un mot, je la guide vers l’extérieur, où je cultive avec amour toutes sortes de simples et de légumes, ordinaires et magiques. Le balcon n’est pas bien large, mais il a l’avantage d’être haut de plafond, si bien que les pots de fleurs s’étalent en hauteur et donne à l’endroit un aspect de mini-jungle domestique.

Je lui montre avec toute la dignité dont je suis capable le plan de mandragore que j’ai enfin réussi à faire germer. Maîtresse Havelock pâlit.

« Est-ce que vous êtes inconsciente, miss Lovebrook ? »

Paniquée, je fais défiler dans ma tête toutes les erreurs que j’ai pu faire. La planter dans la mauvaise terre ? Non, j’ai fait mes recherches correctement et un regard me suffit pour confirmer que j’ai mélangé la bonne dose d’argile au terreau habituel – de toute façon, les racines n’auraient pas pris dans le cas contraire. Est-ce que c’est le fait de l’avoir plantée en extérieur ? Il est vrai que les mandragores font souvent un bruit abominable lorsqu’on les cueille et que les voisins pourraient en pâtir – voire en mourir dans le pire des cas – mais ça fait bien longtemps qu’on a découvert des méthodes spéciales pour éviter que cela se produise. Est-ce que c’est parce que je l’ai posé son pot à côté de celui de ma rose-de-sang ? C’est pourtant une plante ordinaire, si l’on oublie la couleur particulièrement évocatrice de ses pétales. Ou bien alors…

« Exposer vos plantes à la pollution infecte de cette… de cette ville ? Alors que des voitures, des scooters et même des monoplanes viennent voler à quelques mètres à peine d’ici ? Avez-vous la moindre notion des dégâts que cela va leur causer et à toute l’énergie néfaste qu’elles vont absorber ?

— Je… non, maîtresse Havelock, je n’y ai jamais songé. Mes préparations n’ont jamais eu le moindre problème à cause de ça auparavant.

— Hmph. Vous êtes chanceuse, voilà tout. Appliquez-vous à protéger votre… jardin… (elle crache le mot avec réticence) … contre ce genre d’influence indésirable à l’avenir. Poursuivons. Montrez-moi vos dons de voyance. Vous lisez dans les boules de cristal, je crois ?

— Tout à fait. Ma boule de cristal est dans le salon, je vais vous montrer… »

Un bruit de fracas attire aussitôt notre attention. Prise d’un mauvais pressentiment, je me précipite vers la source de ce boucan et me retrouve face à une véritable scène de crime.

Charbon se tient assis sur le buffet où ma vaisselle est entreposée. Au sol, des bris de verre m’indiquent que je suis bonne pour racheter des pots de moutarde – élus meilleure source de verre du monde – si je veux remplacer ceux que mon chat vient de jeter par terre. Le félinoïde me regarde droit dans les yeux, une patte posée sur ma boule de cristal.

« Charbon, non !

— Pour bloquer cette fonctionnalité, merci de rentrer un numéro de carte bancaire. Votre compte sera débité à chaque non-utilisation. »

Puis d’un geste lent, presque sadique, il pousse la boule dans les bras de la gravité qui se charge de l’éclater contre le sol dans un vacarme retentissant.

Derrière moi, j’entends le tt-tt-tt de maîtresse Havelock, presque aussi assourdissant. J’ai envie de pleurer.

« Heureusement pour vous, miss Lovebrook, je ne me déplace jamais sans une boule de cristal d’étude. Pour les besoins de cet examen, je consens à vous la prêter. »

Joignant le geste à la parole, elle sort de son sac une boule de cristal usée, ternie par les ans et les doigts des nombreuses sorcières qui l’ont manipulée, qu’elle pose sur la table avant de s’attribuer un siège.

« Les accidents de chats sont malheureusement tout aussi fréquents qu’imprévisibles, aussi je ne vous tiendrai pas rigueur de cet écart – pour cette fois. Sachez néanmoins qu’il s’agit d’une exception ; veillez à ce que cela ne se reproduise plus, et préparez toujours des éléments de rechange lorsque vous travaillez avec des instruments fragiles. Est-ce que je me suis fait comprendre ?

— Oui, maîtresse Havelock.

— Bien. Commencez, à présent. »

Gna gna gna. Cette vieille bique commence à me taper sur le système. Elle pense que j’ai quel âge, cinq ans ? J’en ai presque vingt-trois ! Cinq ans, c’est le temps que j’ai dédié dans ma vie à cet apprentissage. Je sais quand même ce que je fais ! Les accidents, ça arrive, non ? Elle l’a dit elle-même.

Tâchant de retrouver mon calme, je m’assois face à elle et me focalise sur ma boule d’emprunt.

L’inconvénient de ne pas travailler avec son propre matériel de divination, c’est qu’il vous résiste. Ces objets, qu’il s’agisse de boule de cristal, de cartes de tarot ou même de pendules, sont capricieux et ne répondent qu’à leur propriétaire. Il m’a fallu des mois pour apprivoiser ma boule – et la simple idée de devoir recommencer me déprime. Celle de maîtresse Havelock est habituée à changer de main, mais ça ne l’empêche pas d’être difficile à lire. L’image est brouillée, floue, distante. À peine apparue, elle s’enfuit immédiatement, rendant toute lecture impossible.

Finalement, après plusieurs minutes de concentration intense, je finis par stabiliser une image et même par produire un son.

« … ce qui conclut notre grande enquête sur le danger des implants neuronaux chez les animaux domestiques. Flash info à présent, un nouveau pic de chaleur a été enregistré aujourd’hui dans le District Européen de Titanopolis, et plus particulièrement dans le quartier de l’Europe du Nord. La température est montée jusqu’à 45°C, un record pour le mois de novembre qui dépasse même les désormais fameuses Saintes de Feu du 1er novembre 2104. Notre envoyé spécial se trouve aujourd’hui sur place…

— La télévision ? » commente la vieille sorcière en haussant un sourcil. « Il va falloir faire mieux que cela pour m’impressionner, miss Lovebrook. Pouvez-vous prédire l’avenir ? Mettons demain, à la même heure. »

L’image vacille tandis que je l’oriente vers notre futur, mais cette fois, il me faut moins longtemps pour la fixer dans la boule de cristal. Une femme se tient dans un espace assombri, l’air d’attendre quelque chose. Pas bien haute, cheveux noirs tressés, ça pourrait être moi ; difficile à dire dans cette pénombre. Enfin, la lumière se fait et le son revient, nous laissant profiter de sa voix – qui n’est définitivement pas la mienne.

« … Et maintenant la météo. De violentes averses sont à prévoir dès demain, conséquence de la vague de chaleur qui frappe les côtes européennes depuis bientôt deux semaines…

— C’est techniquement une prévision pour demain, je suppose, ahah. »

Maîtresse Havelock prend furieusement des notes sur son carnet. Même à mes propres oreilles, ma voix sonne pathétique. C’est foutu.

Elle finit tout de même par relever la tête, et plutôt que de m’annoncer que j’ai lamentablement échouer, me dit :

« Dernière épreuve, miss Lovebrook. Vous allez préparer un brouet de sorcière. Conduisez-moi à votre chaudron. »

C’est encore pire.

« Vous avez un chaudron, n’est-ce pas ?

— … J’ai un auto-cuiseur. »

Le silence qui suit mettrait un mort mal à l’aise. C’est la partie de l’examen que je redoute depuis le début. En cinq ans d’études, je n’ai jamais réussi à mettre la main sur un chaudron. Ces antiquités sont introuvables de nos jours : soit ils ont été récupérés par les grandes corporations et fondus pour leur métal, soit ils servent de matériau de construction dans les bidonvilles méditerranéens.

« Conduisez-moi à votre… auto-cuiseur, alors. »

La mort dans l’âme, je la mène à la cuisine et commence à préparer un brouet. Ce n’est pas très compliqué, juste un peu long et pesant sous le regard d’aigle de maîtresse Havelock. Au moins, l’angoisse a disparu. J’ai tellement détruit toutes mes chances durant le reste de cet examen que réussir ou échouer à cette dernière épreuve n’a plus aucune importance.

Au bout d’une heure de préparation, la vieille sorcière trempe son doigt dans le brouet. Une moue appréciative passe sur son visage, si fugacement que je suis certaine de l’avoir rêvée.

« Pas mal, finit par concéder maîtresse Havelock. La méthode est peu conventionnelle, mais le résultat est là. L’examen est désormais terminé.

— Quand est-ce que je pourrai consulter le résultat ? je lui demande d’une voix éteinte.

— Je vais être parfaitement sincère avec vous, miss Lovebrook, vous n’avez pas réussi à me convaincre. Vous ne recevrez pas votre diplôme de sorcière cette année. Néanmoins… »

Je relève la tête sans oser y croire, incapable de me dire que le moindre espoir est permis.

« Néanmoins j’ai noté les efforts que vous avez fait pour vous adapter à votre rôle de sorcière. Votre pseudonyme, par exemple, est un excellent choix, car personne ne prendra au sérieux une maîtresse Martin ; cependant vous manquez encore de prudence et de discernement. Vous avez tendance à précipiter vos décisions et à négliger les détails, or le diable est dans les détails, miss Lovebrook. Les gens qui font appel à nos services n’attendent pas une prestation rapide ou un philtre bon marché ; ils attendent que nous soyons parfaites. Parfaites dans les résultats, bien sûr, mais également dans le rôle que nous incarnons. Tout ce qui pourrait briser votre image est à bannir. Cela implique notamment les défauts de votre… chat, la qualité de vos plantes ou votre sens de l’esthétique douteux. Vous n’êtes pas irrattrapable, miss Lovebrook. Attachez-vous à corriger vos lacunes et vous décrocherez votre diplôme en un rien… »

Un nouveau fracas terrible en provenance du salon l’interrompt. Je sais déjà de quoi il s’agit. Elle aussi. Son visage se ferme ; son expression se fait beaucoup plus dure.

« Je… Je… Je suis désolée ! Je peux rembourser les dégâts, vous aider à remplacer votre boule de cristal !

— Non, vous ne pouvez pas. Cet artefact était inestimable. Savez-vous combien de temps cela prend pour créer un objet de divination d’étude tel que celui-ci ? Des siècles ! »

D’un geste étonnamment vif pour une personne de son âge, elle se détourne pour se rendre dans l’entrée, saisir son chapeau pointu sur le porte-manteau et ouvrir la porte. Avant de sortir, elle se tourne une dernière fois vers moi pour ajouter : 

« Oubliez tout ce que je viens de vous dire, miss Martin. Tant que j’aurai mon mot à dire dans le conseil des études de l’Académie de Sorcellerie, vous n’aurez jamais votre diplôme. Au revoir. »

La porte claque, et j’entends dans le couloir le bruit des talons de maîtresse Havelock qui s’éloigne, emportant avec elle cinq ans de  ma vie. Cinq ans brisés en un instant, par un petit félinoïde qui se contente de me regarder d’un air impassible.

« Pour bloquer cette fonctionnalité, merci de…

— Oh, ça va, la ferme ! » je crie en allant m’affaler dans le canapé. Un silence, puis : « Je suppose que tu ne peux pas grimper sur mes genoux et ronronner pour me consoler un minimum avant que je me mette à pleurer ?

— Pour débloquer cette fonctionnalité…

— Ça va, ça va. Les voilà, mes sous. »

À peine ai-je fini de dicter mon numéro de carte bleue que le félinoïde saute sur mes jambes et active la fonction vibreur. C’est agréable.

« Peut-être que je suis réellement pas faite pour être sorcière. J’avais l’impression de bien m’en sortir, pourtant. Elle était même en train de me complimenter sur la fin. Qu’est-ce que tu en penses, Charbon ? »

Celui-ci se contente de me regarder sans cesser de vibrer.

« Tu peux répondre, non ? C’est un truc de familier de sorcière, normalement. Me conseiller quand je doute, que je ne connais pas la marche à suivre, que je suis perdu. Tu peux me conseiller ?

— Oui, je peux, si c’est ce que tu veux, [JOCELINE MARTIN].

— Il va vraiment falloir que j’update le nom que je t’ai donné. Et tu es vraiment obligé de jouer un enregistrement de ma propre voix quand tu dis mon nom ?

— Non, je peux également le jouer avec ma propre voix. Veux-tu que je passe en mode « voix automatique » pour tous mes éléments de diction‚ [JOCELINE MARTIN] ?

— Oui, fais-le.

— C’est fait, Joceline Martin.

— Et change mon nom en Magdalena Lovebrook.

— C’est fait, Magdalena Lovebrook.

— Tu as un système de surnom, non ? Il me semble avoir lu ça dans ton manuel, hier soir. Comment ça marche ?

— Il suffit de me dire la commande suivante : « Surnom désiré » suivi du surnom que tu désires.

— Surnom désiré : Maddy.

— C’est fait, Maddy.

— Bien. Alors Charbon, tu disais que tu es capable de me conseiller sur la marche à suivre. J’ai besoin de conseils, tu es mon familier.

— Tu veux un conseil, Maddy ?

— Oui, nom de Zeus ! Je viens de te le dire.

— Très bien Maddy. Écoute-moi bien, alors. »

Retenant ma respiration, je me penche vers lui, prête à avaler ses paroles. Oui, je suis désespérée à ce point ; mais vous le seriez sans doute aussi à ma place. Je viens de perdre cinq ans de ma vie après tout.

S’assurant que je suis prête à l’écouter, le félinoïde ouvre la gueule et dit :

« Pour débloquer cette fonctionnalité, merci de rentrer un numéro de carte bancaire… »