Le ballet des abeilles

Ce matin, le miroir me renvoie le reflet triste d’un vieillard. Mes yeux s’enfoncent loin dans leurs orbites et la lueur qui les anime d’habitude paraît lointaine et voilée ; mes joues flasques tombent sur mon menton, comme les oreilles d’un épagneul ; mes rides creusent leur chemin jusqu’au pourtour de mes lèvres, ravinant mon visage sans en omettre la moindre parcelle ; mes os saillent à travers ma peau désormais tachée de noir ; même mes vêtements semblent trop âgés, avec leurs couleurs passées et leur coupe informe qui leur donne l’air de camisoles démodées. Je lève vers la glace une main tremblante, autrefois si sûre d’elle, comme si celui qui se trouve en face de moi était une autre personne.
Je voudrais pouvoir dire que je n’en crois pas mes yeux, mais ce serait mentir : je savais parfaitement ce qui m’attendait lorsque j’ai commencé le travail. C’était il y a quelques temps déjà, alors que je sortais tout juste des écoles et que la vie me tendait les bras. Le nez au vent, je tombai par hasard dans un journal sur une annonce énigmatique.
« Cherche volontaire pour travaux de recherches. Salaire à négocier. Allergiques aux abeilles s’abstenir. »
L’adresse indiquée après ces quelques mots me mena jusqu’au bout de la ville et même un peu au-delà, dans un hangar délabré où s’était improvisé un véritable laboratoire. Je me présentai rapidement, rencontrai le directeur d’étude, passai un rapide entretien (qui tenait de la formalité plus qu’autre chose au vu de mes antécédents universitaires scientifiques) et rejoignit rapidement la cohorte des expérimentateurs – ou plutôt des apiculteurs, comme les appelait mon nouveau patron.
Je compris bientôt le pourquoi du comment : l’expérience portait autour d’une nouvelle méthode de récolte du miel. Grâce à un prototype de sortilège comportemental, les laborantins espéraient tirer de leurs abeilles des ressources insoupçonnées les poussant à accélérer la production de leur précieux nectar, permettant par-là même aux apiculteurs – nous, donc – d’accroître la collecte.
La première journée de travail fut éprouvante, plus peut-être que toutes les suivantes. Il fallait façonner le sort aux formules chimiques et verbales complexes, tout en surveillant constamment les abeilles que la magie rendait agressives. J’eus l’occasion d’assister le troisième jour aux résultats catastrophiques d’une erreur lorsque l’un de mes collègues, qui avait remplacé l’élément de zinc par une pointe de fer dans son opération, fut obligé de fuir la ruche dont il avait la charge après que celle-ci passa à l’attaque sans sommation. Les cris du malheureux résonnent encore dans mon esprit.
Ce n’est pas cela, pourtant, qui porta le plus grand coup à ma détermination. Non, le plus effrayant dans cette histoire me frappa dès le premier soir, alors que j’étudiais la composition du sortilège. Après quelques calculs mathématiques, je parvins à la conclusion que cette magie altérait le temps, non seulement pour les abeilles qui travaillaient plus vite, mais aussi pour les apiculteurs qui en accusaient les effets secondaires. En usant du sort expérimental, on vieillissait d’une saison chaque heure qui passait.
Ma résolution vacilla dès lors et toute la nuit durant, chancelant d’un extrême à l’autre. Finalement, ce fut l’aube et le chant des ruches qui me ramenèrent à la raison et qui balayèrent mes doutes. Car les abeilles, elles, ne semblaient pas souffrir de cette accélération temporelle. Au contraire, elles continuaient leur danse de fleur en fleur, plus vives et élégantes que jamais. Il fallait que je comprenne pourquoi – ce serait là une grande découverte scientifique, la plus grande et la plus utile de tous les temps, celle qui nous permettrait d’atteindre une immortalité juvénile tant désirée par l’humanité. Alors je décidai de rester, envers et contre tout. Les uns après les autres, mes compagnons s’en allaient, s’étonnant sans doute que le labeur leur pèse sur les épaules au point de les voûter, prenant peur sans trop comprendre pourquoi de ce que leur corps les abandonnaient petit à petit. Moi seul tenais bon, tout dévoué que j’étais à ma tâche.
Mais les jours passant je me trouvais de moins en moins de motifs de continuer mes recherches. Je me trouvais souvent le regard perdu dans le vague, le geste suspendu. Je me posais des questions que je n’avais jamais imaginé jusque-là – que faire de sa vie si elle devient éternelle ? N’est-ce pas la mortalité qui nous rend si prompts à donner le meilleur de nous même ? Mais j’avais pour seule réponse le bourdonnement des abeilles. L’oreille tendue, je les écoutais me parler et m’enseigner la philosophie. Elle devinrent mes amies et, au fil du temps, me firent don de leur sagesse.
Aujourd’hui, face à mon miroir, je ne sais plus si j’ai vingt ans ou soixante-dix – deux personnes dans un corps qui se fait trop étroit. Je sens la fatigue poindre en moi comme une fleur aux pétales froissés, je sais que les jours me sont comptés. Il est temps de faire le deuil de ma jeunesse trop vite fanée par des idées fougueuses et de profiter des derniers moments qu’il me reste en paix.
Le ballet des abeilles m’attend.

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