J’ai rêvé d’un mouton

Cette nuit, j’ai rêvé d’un mouton.

Je me trouvais au sommet de Notre-Dame à l’heure des vêpres. Le temps était à l’orage, de lourds nuages noirs s’amassaient au-dessus de ma tête. Loin à l’horizon, le soleil couchant tirait sa révérence comme s’il fuyait la tempête à venir. Tout en bas les rues de Paris baignaient dans une lumière étrange, à la fois chaude et crue, douce et blessante. Une lumière de fin du monde. Les coches et les passants défilaient paresseusement dans les rues, le nez baissé, inconscients de l’apocalypse qui allait s’abattre sur eux. Sur le parvis de la cathédrale, tout en bas, il y avait un homme allongé qui tenait une couronne. Une flaque sombre commençait à se répandre sur les pierres autour de lui, mais personne ne semblait faire attention. Elle prenait forme, peu à peu, elle se changeait en une paire d’ailes immenses et magnifiques, des ailes rouges et luisantes. Soudain, l’homme a ouvert les yeux, et c’était un dragon. Il s’est envolé, majestueux, imposant, il s’est envolé à ma hauteur, il a plongé son regard dans le mien. Puis il a baissé les yeux vers ma main. J’avais les doigts enroulé autour du manche d’un poignard, je le serrais si fort que j’en avais les jointures blanches. Je l’ai rejeté au loin, dégoûté, mais le mal était fait. Le dragon s’est détourné de moi et s’en est allé au loin. Je savais qu’il ne reviendrait plus. Le Dragon Rouge n’était plus. Dans les nuages, quatre cavaliers m’observaient en ricanant. La Mort et la Peste, la Guerre et la Famine, ils attendaient ma réaction face à mon crime, comme s’ils me connaissaient, comme s’ils savaient déjà ce que j’allais faire. Désespéré, j’ai cherché des yeux un endroit où m’enfuir, mais il n’y avait que le vide et la mort autour de moi. Sur moi. J’avais les mains pleines de sang et de crime. Je suis tombé à genou, et les cavaliers ont cessé de rire. Ils se sont approchés, ils s’apprêtaient à dispenser la justice de Dieu, et moi j’étais prêt à l’accepter.

Et puis le mouton est venu. Il a chassé mes doutes et mes craintes, il a chargé les quatre cavaliers qui l’ont fui la queue entre les jambes, il a dévoré Paris d’un coup de dents, il l’a mastiqué des heures durant. C’était un mouton fait d’orage, tout en nuages et tout en éclairs. Il avait un bêlement de tonnerre et une laine de foudre. Il emplissait mes sens, son odeur de pluie et de froid m’envahissait tout entier, il n’y avait plus que lui. Son regard sage et puissant m’apaisait l’esprit tandis qu’il mâchouillait toute la noirceur de mon cœur et qu’il la recrachait au loin. J’étais perdu dans ses yeux et dans ses formes, sans cesse changeantes, de fluide électrique qui ondulait comme une rivière de lumière et d’énergie. Il n’y avait que lui et moi seuls dans le ciel ou peut-être la terre je ne sais plus ça n’avait plus d’importance…

* * *

Le réveil fut d’une rudesse sans nom. Les voix d’abord, stridentes, qui m’appelaient pour attirer mon attention. L’odeur forte, si forte, d’urine et de rats et d’humidité qui agressait mes narines et me piquait les yeux. La pénombre insondable qui m’enveloppait comme un manteau épais, étouffant, oppressant. Les pierres froides et dures sous mes fesses et dans mon dos, qui pétrissaient mes muscles endoloris jusqu’à me donner des crampes insupportables. La douleur enfin, la dernière à se rappeler à mon bon souvenir, qui enlaçait doucement chaque parcelle de mon corps jusqu’à ce que je ne sois plus qu’une boule de souffrance recroquevillée sur elle-même.

« Sortez-moi ça d’ici, criait l’une des voix. Préparez-le pour son exécution. »

Mon exécution. Je n’étais pas enfermé dans ce cachot pour toujours, après tout. La bonne nouvelle, c’était que j’allais revoir la lumière de Dieu avant d’être précipité dans les tréfonds brûlants de l’Enfer.

Dans mon esprit, l’image du mouton électrique se forma. C’était étrange, et je pensais l’avoir oublié avec les derniers fragments de mon rêve, pourtant il était bien là. Il me regardait, ou plutôt, il observait le monde à travers moi. Sans jugement. Il découvrait, simplement, il notait les hommes et les ombres, les pierres et la douleur, le fer de mes menottes. Ce n’était qu’un rêve, pourtant j’avais l’impression qu’il veillait sur moi, et quelque part, sa présence me rassurait, si virtuelle soit-elle.

Je me levai péniblement, et retombai presque aussitôt dans un fracas sourd. On me tira en avant, on me força à me mettre debout et à avancer, un pied après l’autre. On me frappait chaque fois que je tombais, que je vacillais, que je ralentissais. Ça ne faisait pas aussi mal que je le pensais. Je sentais de moins en moins les coups, comme si mon esprit tout entier s’engourdissait. Nous montâmes, montâmes, montâmes, nous franchîmes tant d’escaliers, empruntâmes tant de marches. Je les comptai toutes.

Finalement, nous avons atteint l’air libre. Une brise soufflait, ingénue, elle jouait avec mes cheveux et mes vêtements de prisonnier. J’avais cru dans ma cellule qu’elle m’avait manqué – je m’apercevais à présent à quel point j’étais loin du compte. Elle était agréable, fille du printemps et des beaux jours. Elle suffisait à insuffler la vie dans mes veines, cette vie qui m’avait quittée quand la lame de mon couteau avait percé le cœur d’un roi. Cette vie qui me serait arrachée dans les prochaines heures sans me laisser le temps de me débattre. Insupportable.

Le mouton en moi s’agita. D’une seule respiration énorme qui gonfla ses naseaux, il aspira le vent tout entier. Soudain, je ne le sentais plus. Pourtant autour de moi, rien n’avait changé. Les feuilles des arbres s’envolaient toujours, les drapeaux de la Conciergerie claquaient derrière nous, les manteaux de mes gardes se gonflaient d’air. Il me semblait que le vent forcissait, qu’il tentait d’attirer mon attention, vexé peut-être que je me détourne de lui, mais je ne le sentais plus. Il n’avait plus d’existence pour moi.

Nous avons traversé toute l’île de la Cité, jusqu’au parvis de Notre-Dame. Les passants sur notre chemin s’arrêtaient pour nous observer, comme si nous étions des bêtes de foire. Les dames et gentilshommes de Paris, la plèbe des rues, les cochers et leurs passagers, les cavaliers qui n’étaient que de passage, tout le monde s’entassait dans les boulevards. Même les fenêtres des hauts immeubles commençaient à s’ouvrir, depuis les petites lucarnes sous les toits d’ardoise jusqu’aux grandes portes vitrées des balcons ouvragés. Bientôt les gens me reconnurent. Les nouvelles allaient vite, les gravures de mon visage devaient être placardées sur tous les murs de la ville. « Régicide ! » se mirent-ils à crier en me jetant des fruits pourris. « A mort le Régicide ! » Il y avait des pierres parmi les fruits, mais je ne sentais plus la douleur du tout.

J’étais perdu dans ma mémoire. Des fragments de cette journée maudite ressurgirent dans ma tête. Les gardes qui avaient assisté à mon crime s’étaient jetés sur moi en beuglant : « Il faut qu’il meure ! ». J’étais paralysé, les mains crispées sur le manche de mon poignard, incapable de m’enfuir tandis qu’on me saisissait par les épaules. D’autres éclats d’un passé enfoui profondément firent écho à ces souvenirs, un passé que je ne me souvenais même pas d’avoir vécu. Un passé d’un autre temps, une autre époque, et pourtant la même scène. D’autres rues, d’autres gardes, mais la même angoisse et le même désarroi, les mêmes questions, le même poignard qui me tombe des mains.

Les images me frappent, elles me figent net dans la rue, elles me font bien plus mal que tous les cailloux du monde. Je n’ai jamais vu cette époque que mes souvenirs me montrent, ces rues de pavés plats, ces badauds en toges, ces gardes armés de glaives qui hurlent dans une langue que je refuse de comprendre. Qui est cet homme à travers qui je vois cette scène dans mes souvenirs ? Ce ne peut être moi, n’est-ce pas ? Je n’étais pas là, je ne tenais pas ce couteau, pas celui-là, j’en suis sûr et pourtant mes certitudes vacillent.

Retour au présent. Mes geôliers s’impatientaient, tiraient sur mes chaînes et me forçaient à avancer. J’avais du mal à continuer, je glissais tous les trois pas sur les pavés irréguliers de l’avenue. Je ne pouvais m’empêcher de penser aux dalles de pierre qui composaient les rues de mon souvenir. Qui étais-je pour avoir connu ces voies romaines depuis longtemps enterrées ? Je n’arrivais pas à me débarrasser de mes questions, de mes doutes, de ma mémoire. Elle devenait plus vivace à mesure que j’essayais d’oublier, elle me montrait un homme qui n’avait pas changé depuis ces temps immémoriaux, un homme qui défiait les lois de Dieu. Je ne voulais pas me souvenir. J’avais foi en Dieu.

* * *

Notre-Dame de Paris. Une foule immense sur le parvis. On me conduisit au pied de la cathédrale, on me tendit un cierge. Un peu plus loin, je remarquai quatre chevaux de trait impavides, auxquels on avait attaché des cordes qui pendaient dans le vide. Je frissonnai et détournai le regard vers le héraut qui clamait tous mes crimes à la face du peuple.

« …est reconnu coupable de l’assassinat de notre bon roi Henri le Quatrième ! » Il se tourna vers moi. « Régicide, pour l’amour de Dieu, je vous demande d’avouer vos péchés ici et maintenant. Repentissez-vous devant Sa maison pour le salut de votre âme. Si le Seigneur accepte votre confession et vous juge digne de Sa bonté, Il vous offrira la rédemption. Mais si vous mentez, vous brûlerez dans les flammes de l’Enfer jusqu’à la fin des temps. »

Le silence tomba sur la place et je ne sus que dire. J’étais soudain tétanisé par tous ces gens qui m’observaient et qui me jugeaient, par la cathédrale si imposante qu’elle m’écrasait. Je ne trouvais plus mes mots, ils s’étaient noyés dans un torrent d’émotions contraires. Je voulais avouer mon crime, et je voulais le taire. Ce n’était pas le mien. C’était cet homme dans mes souvenirs qui avait planté le couteau. Et c’était ma main qui tenait le manche.

Le héraut me regardait bizarrement, et la foule s’agitait sous la houle des murmures. Je m’aperçus soudain que j’avais parlé tout haut. Ma détresse monta d’un cran. J’eus un mouvement de recul, le cierge me tomba des mains. J’avais avoué. C’était ma main qui tenait le manche. A chaque fois, c’était ma main qui avait tenu le manche du poignard. J’avais commis ce crime, tous ces crimes, et je les avais commis seul. C’était la vérité, et maintenant que je l’avais prononcée, je ne pouvais plus la fuir. Je ne pouvais que faire face.

Mais au lieu de la panique que j’attendais, un grand calme m’envahit. Je sentis mon esprit se vider, mes tourments s’effacer, mes émotions s’éteindre. Le mouton électrique veillait à tout cela. Il nettoyait mes pensées d’un grand coup de sa langue de foudre, laissant le champ libre à mes réflexions. Elles tournoyaient dans ma tête plus vite que jamais, passant d’une idée à un souvenir, d’un souvenir à une idée, sans jamais s’arrêter. Tout me revenait à présent. Ma naissance dans la glaise et le métal et puis ma traversée du temps. Les ordres aussi, et les couteaux, les rois et les empereurs qu’on me demandait d’exécuter puis d’oublier. Je n’étais pas un être humain. J’étais autre chose, une créature immémoriale et inchangée depuis des siècles. J’étais un golem.

Je ne ressentais plus aucune émotion à présent. Plus de souffrance, plus d’angoisse. A la place, un monde de sensations physiques et d’informations s’ouvraient à moi. Je voyais tout, j’entendais tout. Pas le moindre détail ne m’échappait. Chaque personne dans la foule, chaque mot qu’on chuchotait, chaque odeur qui flottait dans l’air se gravait dans ma mémoire. Tout cela s’agglomérait autour de mon mouton électrique, lui donnait de la consistance. Il me protégeait depuis tout ce temps. Il était ma mémoire et mon âme. Ma force de vie. Tant qu’il existait, je perdurais.

On me tira brutalement en arrière, mais je ne me défendis pas. Je savais que c’était inutile. Je n’avais pas la force de résister à mes bourreaux, et même si je l’avais eu, la foule aurait fondu sur moi pour me démanteler. A la place, je me laissai traîner vers mon exécution, indifférent à ce qui allait m’arrivait. Je n’avais plus peur de la mort ni même de Dieu – ni l’un ni l’autre n’existaient pour moi. Alors qu’on entaillait mes coudes et mes genoux, un liquide noir et épais comme l’huile se mit à sourdre de mes plaies. J’aurais dû ressentir de la douleur, de la colère peut-être, mais il n’y avait rien de tout cela. Pourtant je me surpris à regarder les gens de la foule avec une certaine envie. Je commençais à regretter l’homme que j’avais été, qui ne se rendait compte de rien, qui se croyait libre de ses choix. Cet homme-là se serait rebellé. Même s’il n’avait eu aucune chance, il aurait décidé de sa fin. Mais le golem que j’étais, lui, n’avait pas voix au chapitre, jamais. Il n’y avait autour de lui que des murs en forme de couteaux, dressés par des ordres inébranlables qu’aucune émotion ne viendrait plus jamais perturber. Prisonnier de mon état, à tout jamais.

Une larme roula le long de ma joue. Infime éclat de tristesse, qui s’évanouit aussitôt.

J’essayai en vain de la rappeler à moi, j’aurais fait n’importe quoi pour sentir à nouveau quelque chose, mais je ne me souvenais plus comment faire. On me tendit les bras, puis les jambes, on noua les cordes des chevaux autour de mes poignets et de mes chevilles, et moi je me laissai faire, impassible. Le libre arbitre, comme à chaque fois, m’était refusé. Les bourreaux claquèrent les croupions des chevaux, et le supplice commença. Je n’allais pas vraiment mourir, plutôt dormir, comme une longue veille à demi consciente. Mais cette fois-ci, je ne repartirais pas complètement de zéro à mon réveil. J’apprendrais à résister aux ordres. A ressentir de vraies émotions. A choisir pour moi-même. Je n’étais peut-être qu’un golem, mais je savais désormais que je ne valais pas moins que les humains. Après tout, je sentais encore la trace brûlante de la larme sur ma joue.

Alors en attendant mon réveil, je me perdis dans mes rêves. Des rêves vastes et profonds, des rêves de savoir et de mémoire, des rêves d’espoir et de tristesse. Des rêves de moutons électriques.